FAUX SOUVENIRS: comment fabriquer de faux souvenirs
http://www.cippad.com/2013/12/comment-on-fabrique-de-faux-souvenirs.html
Comment on fabrique de faux souvenirs
Anticipation. Des chercheurs américains ont démontré que le passé n’est pas fixé dans la mémoire, qu’il est donc modifiable. Terrifiant ?
Et si notre mémoire pouvait être reprogrammée, et nos souvenirs récrits? De «Total Recall», de Verhoeven, à «Eternal Sunshine of the Spotless Mind », de Gondry, la science-fiction s’est complu à imaginer un passé à la merci des manipulations. Pur fantasme? Pas si sûr. Une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology, dirigée par le Nobel de médecine 1987 Susumu Tonegawa, a réussi à implanter de faux souvenirs dans le cerveau de souris. Une manipulation qui fait appel à une technologie sophistiquée, l’optogénétique, et qui consiste a modifier génétiquement des neurones pour les rendre sensibles à une protéine, cette sensibilité pouvant ensuite être activée par la lumière.
Comment l’équipe de Tonegawa a-t-elle procédé ? Des souris aux neurones modifiés ont été placées dans une cage inconnue (A). Elles ont mémorisé ce nouvel environnement sans danger. Le lendemain, elles ont été mises dans une autre cage (B), et les souvenirs de la veille ont été réactivés artificiellement en soumettant leurs neurones à un faisceau lumineux utilisé sur le cerveau comme un scalpel. Dans le même temps, les souris ont reçu un choc électrique. Replacées ensuite dans la cage A, elles ont alors manifestée de l’inquiétude, le souvenir désagréable du choc électrique ayant été activé par ce lieu où elles pensaient que le choc en question s’était produit. Un souvenir de peur totalement artificiel était donc désormais associé à cet environnement : les scientifiques étaient parvenue à associer dans la mémoire deux évènements indépendants. « Nous avons prouvé que la mémoire n’est ni fixe ni fiable », résume Tonegawa. Vertigineux…
« La mémoire fonctionne en trois étapes, décrypte le neurologue Pierre-Marie Lledo, directeur de recherche au CNRS et à l’Institut Pasteur: encodage, stockage et restitution. L’équipe de Tonegawa a montré qu’au moment de la restitution des mémoires fictives pouvaient apparaître et que le circuit impliqué dans ces faux souvenirs était similaire à celui de la mémoire réelle. » Autrement dit, du point de vue du cerveau, le réel ne se distingue pas de l’imaginaire… De la souris à l’homme, peut-on imaginer franchir le pas? Sur le papier, sans doute. « Les mécanismes fondamentaux du cerveau quantà la formation des souvenirs sont les mêmes pour les souris et pour les hommes», explique Tonegawa. Mais nos neurones tendent malgré tout à un degré supérieur de complexité. « Certes, certaines formes de mémoire étudiées chez le rongeur peuvent être extrapolées chez l’être humain, quand il s’agit d’affects fondamentaux comme la peur, tempère Lledo. Mais les mémoires associatives convoquant un passé riche sur le plan des modalités sensorielles sont un champ encore à explorer. En d’autres termes, la madeleine de Proust reste un mystère!»
Une sophistication qui nous protège ? Au contraire ! Elle nous rendrait plus fragiles encore face aux fluctuations de la mémoire. Si de faux souvenirs ont été artificiellement introduits chez ces souris, rien ne prouve qu’elles en créent d’elles-mêmes spontanément. Contrairement à nous, chez qui l’imagination est une seconde nature… «La formation de faux souvenirs chez les hommes est fréquente, parce qu’ils ont évolué jusqu’à un haut degré de capacités imaginatives,explique Tonegawa. Cela augmente les probabilités d’un lien tronqué entre ce qui survient à l’intérieur du cerveau et un événement extérieur qui ne lui est en rien connecté. »
La question soulève plus que jamais la délicate question de l’éthique face aux nouvelles révolutions des neurosciences. Jusqu’où, a-t-on le droit d’aller ? «Nous disposons déjà de règles éthiques quant à l’application de procédures invasives dans des cerveaux humains. Nous devons rester attentifs a actualiseras règles au fur et à mesure du développement de nos technologies, reconnaît Tonegawa, qui a annoncé qu’il n’entendait pas pratiquer d’expériences similaires sur l’homme. En particulier, il est fondamental d’exclure tout type de manipulation invasive de cerveaux d’individus en bonne santé. »
Aux Etats-Unis, la possibilité d’une mémoire faussée a alimenté la polémique sur la place à accorder au témoignage lors d’un procès. Si la mémoire n’est pas fiable, peut-on condamner sur la seule foi d’un souvenir? De faux souvenirs, surgis dans le cadre de thérapies menées par des praticiens peu scrupuleux, ont déjà mené à des procès retentissants. «Dans un contexte légal, un témoignage ne devrait pas être utilisé comme la preuve principale, tranche Tonegawa. Les circuits neuronaux à l’œuvre dans les faux souvenirs sont les mêmes que ceux impliqués dans la mémoire authentique. Pas étonnant que quelqu ‘un qui témoigne sur la base de faux souvenirs soit convaincu de son histoire! Ces expériences existent bel et bien dans son esprit. »
Ethique. Et les résultats de plus en plus spectaculaires des neurosciences inquiètent. Fin août, à l’initiative d’Obama, une commission éthique s’est tenue pour guider le projet BRAIN (Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies), un programme de recherches sur le cerveau. « Les récentes expériences sur la mémoire prouvent combien les neurosciences pourraient affecter nos émotions et nos comportements, s’inquiète James Giordano, directeur de recherche en neuroéthique à l’université de Georgetown (Washington). Sans doute peut-on imaginer des situations -certains traumatismes, par exemple – où cette capacité à agir sur les souvenirs pourrait être vue sous un jour thérapeutique bénéfique. Mais de telles technologies poivraient aussi être employées à des fins beaucoup plus contestables, et notre responsabilité est de rester vigilant. » Comme Tonegawa, Uedo travaille sur l’optogénétique. Son équipe est notamment parvenue à accélérer la vitesse d’apprentissage des rongeurs par stimulation lumineuse. Des travaux interrompus le temps d’être soumis à une commission éthique : a-t-on le droit de prendre le contrôle d’un sujet à distance et de le priver de son libre arbitre ? Car, là encore, du rongeur à l’homme, il n’y a qu’un pas… «Les neurosciences sont aujourd’hui assez mûres pour modifier les capacités cognitives d’un être humain, le contenu de sa mémoire, explique Lledo. Or la mémoire, c’est l’essence même d’un individu. Nous sommes à l’aurore de l’humain augmenté… » Augmenté d’un passé qu’il n’a pas vécu?
PAR SOPHIE PUJAS
Source : Le Point, 19 décembre 2013
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